Grand-Maman Arnal - 7

Publié le par Marie

C’est donc Grand-Maman Arnal dans son salon de la place de la Pouilleuse à Dieulefit qui nous racontait ses vielles histoires. J’étais assise sur un petit banc à pieds torse, recouvert de velours bleu passé; grand-maman avait une voix parisienne très distinguée, était bonne et douce, mais pleine de principes d’éducation.

 

Elle trouvait que notre grand-mère Rodet nous gâtait trop, et que nous risquions « d’être mal élevées », ce qui à ses yeux étaient presque la pires des tares ! Aussi j’entends son ton d’une fermeté douce nous disant à tout propos : « une petite fille bien élevée ne s’enfonce pas dans un fauteuil », ... « ne laisse pas sa cuillère dans l’œuf à la coque », ... « ne dis jamais je n’aime pas cela quand on lui offre quelque chose » ... « ne demande pas qu’on laisse la porte ouverte et une lampe allumée dans le couloir quand on la couche le soir, etc... etc ». La crainte de mal nous conformer à tant d’obligations évidentes, nous paralysait un peu quand nous allions chez elle, où vivait tante Marie, sa file aînée.

Tante Marie était jolie, intelligente, très musicienne et bonne pianiste. Elle avait été fiancée avec un jeune homme de la société riche d’Annonay .. Mais quand les parents avaient su que la fiancée n’avait pas de dot (mon grand-père médecin, mais fils de pasteur élevait sept enfants) les parents avaient obligé leur fils à rompre, et celui-ci quoique très amoureux s’était résigné. Tante Marie avait donc eu une vie gâchée et semblait toujours un peu désabusée et mélancolique quoique charmante. Elle nous donnait des leçons de piano. Et j’aimais l’entendre jouer elle-même. Elle adorait spécialement jouer Schuman avec romantisme et mélancolie.

Parfois grand-maman demandait à nous garder à coucher. Suzon dans ces cas-là ne tenait que jusqu’au soir; puis prise de cafard intense, suppliait qu’on la ramène chez nous aux Raymonds. Les compliments qu’on me faisait alors, parce que je voulais bien rester, compensaient un peu le serrement de cœur que je ressentais moi-même à voir partir ma sœur chérie, et à devoir faire tant d’efforts sur moi-même pour être un modèle de petite fille !! Peut être nous a-t-elle rendu service cette chère grand-maman ? ... Je trouve si agréable maintenant de trouver des gens « bien élevés » ... c’est une forme de civilisation qui a tendance à se perdre. C’était pourtant comme l’huile dans les rouages de la vie !

Grand-maman m’a appris le crochet avec une belle laine d’un vert jaune tendre. Elle nous a lu à voix haute « les Mémoires d’un âne » de la Comtesse de Ségure, avec ses histoires de voleurs et de souterrains, qui me faisait frémir. Elle nous a aussi appris par cœur des psaumes... « L’Eternel est mon berger, je n’aurais point de disette » ... ou « Je lève les yeux vers la montagne; d’où me viendra le secours ? » ... C’était pendant la fièvre typhoïde de Suzon, où elle était au Raymonds. J’apprenais vite ayant presque 10 ans, mais André en avait 6 ou 7 et n’y comprenait rien; je peinais à les lui apprendre pour que nous puissions aller jouer au jardin.

 

Soixante-dix ans après, à Briançon après la mort de Jacqueline, chaque matin en voyant lever le soleil sur le Mélêzin, je me redisais : « je lève les yeux vers les montagnes... «  et je repensais avec reconnaissance à ma vielle grand-maman.

Elle est morte à Paris l’été 1929, avenue d’Orléans, dans un appartement où elles s’étaient installées avec tante Marie vers 1922 ou 1923. Elle ne s’était jamais vraiment implantée à Dieulefit où elle était venue après la mort de son mari; et nous en étions partis en 1919 pour nous installer boulevard St Michel, où mon père avait racheté un cabinet médical, elles étaient revenues vers Paris, leur lieu de naissance à l’une et à l’autre. Un des derniers souvenirs que j’ai d’elle, c’est de lui avoir amené Viviane tout petit bébé; elle n’avait plus de mémoire et perdait un peu la tête. Mais d’avoir à nouveau un petit bébé dans les bras l’avait rendu toute rayonnante, et elle la serrait sur son cœur avec tendresse, lui disant des petits mots doux, remontant au temps où elle avait elle-même des tout petits.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Jeanne Arnal

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article