Grand-mère Rodet - 8

Publié le par Marie

Grand-mère Rodet : Je n’ai pas assez parlé d’elle. Elle a été pour nous la plus exquise des grands-mères. La photo où elle tient André sur ses genoux montre bien son expression de bonté infinie. Cela a été un bonheur d’aller vivre avec elle dans la grande maison des Raymonds. C’est elle qui représente la tendresse la plus indulgente et douce de mon enfance; beaucoup plus que maman qui nous éduquait, et qui sans doute faisait passer papa avant ses enfants dans son cœur. Grand-mère avait eu neuf enfants comme je l’ai déjà dit, je crois; mais seulement trois étaient arrivés à l’âge adulte. Quand je suis née le deuil de la mort de la petite tante Jeanne morte à 14 ou 15 ans d’une tuberculose osseuse; était encore tout proche. Aussi à l’immense tendresse de grand-mère, s’ajoutait la crainte perpétuelle de nous perdre je crois. Le moindre mal de gorge, la plus petite fièvre l’affolait. Elle multipliait alors les soins : sirops, tisanes, pastilles; frictions à l’alcool camphré, coton sur la poitrine, régime léger, bonbons adoucissants. On se sentait devenir extrêmement précieux et intéressant ! On se blottissait sur ses genoux, et elle nous mettait la main sur le front craignant de nous sentir brûlant. Elle nous faisait « bassiner » notre lit avec les grandes bassinoires de cuivre, où l’on mettait de la braise entre deux couches de cendre. Quel délice après de se coucher dans un lit bien chaud; et grand-mère allumait une veilleuse (la petite pastille flottant sur de l’huile dans une sorte de petite lanterne, ou bouilloire, en porcelaine blanche) ce qui ajoutait à la sécurité bien heureuse que nous donnait tant de soins et d’affections. Elle avait alors un valet de chambre et une cuisinière Eugène et Marie; mais quand nous sommes arrivés vers 1903 ou 1904 pour vivre avec elle, elle s’est complètement effacée; donnant les meilleures chambres au midi à mes parents; les laissant présider la table; laissant maman diriger les domestiques etc. Elle était pourtant meilleure maîtresse de maison que maman; plus intellectuelle; et avait toutes les habitudes autrefois où toutes les confitures, les conserves multiples se faisaient à la maison. On tuait le cochon chaque année, et la cuisine alors se remplissait de femmes venant aider à faire boudin, fricandeaux, gratelons, pâtés etc. Je me souviens spécialement d’un matin d’hiver où il faisait nuit encore; et Célina, la cuisinière d’alors, venant frapper à la porte de mes parents et disant d’une voix tragique, pour que mon père vienne assister à l’exécution : « Monsieur on va le tuer » ! Dans la chambre à, coté Suzon et moi nous avions entendu ! un frisson d’horreur nous avait saisies. Nos petits lits jumeaux étaient proches, nous nous sommes saisies la main et attendant le cœur battant le moment affreux où les cris perçants du pauvre cochon allaient annoncer que le couteau du tueur avait fait son œuvre.

Une autre petite histoire se rapportant plus spécialement à grand-mère. Elle nous gâtait toujours, par mille petits cadeaux. Un jour elle avait acheté des petits bouquets des toutes premières cerises. J’étais dans la joie de ces fruits rouges, et je vais à la cuisine disant «  grand-mère a acheté des cerises.!! grand-mère a acheté des cerises.!! » Puis sans malice, mais prise d’un doute, je dis à la femme de chambre « mais il n’y en a peut être pas pour vous ? » Maman était là; et pour lutter sans doute contre l’égoïsme, elle dit : « C’est toi Jeannette qui n’en n’aura pas, tu donneras les tiennes à la cuisine ». Vrai petit drame intérieur quand on a 5 ou 6 ans !! Seul le regard désolé de grand-mère à Maman, m’avait été d’un réconfort, quand, larmoyante, au dessert, il m’avait fallu aller porter mes cerises à la cuisine...

1910 : Grand-mère est morte quand j’avais dix ans. Cela a été mon premier vrai contact avec la mort. Mon premier désespoir ! Elle est morte du cœur très brusquement un soir. J’ai voulu avoir dans le partage des meubles de Dieulefit un des fauteuils de la salle à manger, lié pour moi à cette mort. Je m’y revois blottie et me répétant : « grand-mère est morte ! mais alors ? on ne l’a verra plus; plus jamais, jamais ... et l’horreur de ce « jamais plus » m’écrasait...

 

Nous étions rassemblées lors de son enterrement dans la chambre sur la cuisine, avec notre cousine Colette; nous n’allions pas à l’enterrement; avec au moins une ou deux vielles bonnes pour s’occuper de nous. Le corbillard à plumets attendait dans le jardin devant le perron, oncle Paul en larmes, revenant de je ne sais où, s’était jeté dans les bras de maman. Cela avait fait redoubler nos sanglots; le pire avait été de voir sortir le cercueil, laborieusement porté par dans les cinq marches de l’escalier. Nous avions voulu voir, mais nous nous rejetions en arrière devant cette matérialisation affreuse de la mort ! La vielle bonne qui était venue augmenter le personnel de la maison, pleine pour ce deuil, nous avait fait boire de la tisane de fleur d’oranger pour nous calmer un peu. Et, depuis, l’eau de fleur d’oranger est liée à ce souvenir si précis et si triste, que c’était doux autrefois de vivre ensemble avec les vielles générations dans une grande maison. Les vieux n’étaient pas seuls comme maintenant et les petits se sentaient tellement précieux et aimés !

Mon père aimait tendrement sa belle mère, et la faisait rire en la taquinant gentiment. Elle était d’ailleurs pleine d’humour aussi et même drôle parfois. J’aimais quand elle riait, parce que c’était plutôt rare. Elle avait eu tant de tristesses ! Oncle Paul en avait ajouté dans sa fin de vie. Nous étions sa consolation. Elle nous aimait mieux que nos cousines Rodet pourtant si douées et délicieuses. Jamais cela n’avait été formulé bien sûr. Mais nous en avions la certitude réconfortante.

 

 

Publié dans Jeanne Arnal

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