Grand-père Emile Rodet, L'usine, les Rodets à Dieulefit - 1

Publié le par Marie

Jeannette Soubeyran

1899-1995 

 

 

 

 

Souvenir de mes ascendants 

1, rue Jacques Lemercier 

Versailles

 2 juin 1978

 Ce matin, assise devant ma maison de Versailles dans la douce fraîcheur d’un matin de juin, ma fille Viviane m’a demandée d’écrire ce que je lui racontais sur mes ancêtres proches.  

 

 

 

 

 

 

 

 

 Je suis l’aînée de ma branche, j’ai des souvenirs qui risquent de tomber dans l’oubli après moi. Aussi j’accède à sa demande même si tout revient d’une façon trop touffue et confuse.

Je suis née le 4 novembre 1899 à l’aube ou presque du XXeme siècle. Mais on a écrit je ne sais où, que le XIXeme ne s’était terminé qu’en 1914, aussi mes souvenirs d’enfance, dans la vieille maison de Dieulefit me semble parfois d’un autre âge; une époque qui ressemblait plus à celle de Louis XIV que celle où nous vivons maintenant.

 Je suis née dans la maison natale de ma mère née Hélène Rodet. Son père Emile Rodet l’avait fait construire en se mariant vers les années 1865 je suppose, car ma mère née en 1875 avait un frère Paul Rodet de dix ans son aîné.

 Cette maison était une belle maison. Les gens du peuple (à cette époque nous n’en étions pas !) l’appelaient « un château »; à cause de son toit à pignons d’ardoises bleues, rares dans ce pays de tuiles romaines.

 Enfant je la trouvais immense, avec ses trois salons : le salon bleu, le grand salon, le salon jaune, sa vaste salle à manger à trois fenêtres, le bureau de mon père médecin.

 La cuisine où régnaient toujours plusieurs domestiques, avec son étagère circulaire ou il y avait de gros chaudrons de cuivre et des séries d’énormes citrouilles qui devaient être des réserves de légumes d’hiver. A coté, l’évier, petite pièce sombre au large évier de pierre, où l’on devait laver des monstrueuses vaisselles que nous ignorions !

 Mais revenons à mon grand-père Emile Rodet que je n’ai pas connu car il a du mourir trois ans avant ma naissance. Ma mère avait un vrai culte pour lui et en parlait avec émotion. Il était le fils d’un Rodet dont je ne sais plus le prénom et qui avait épousé une demoiselle Roman de Dieulefit comme lui.

 Ce Rodet avait une petite entreprise de teinture de laine dans le quartier des Raymonds, peut être aussi déjà une ébauche de filature. Dans mon enfance il y avait encore dans ce quartier des artisans qui avait des métiers à domicile et faisaient des pièces de drap à commande. On entendait le cliquettement de ces métiers en remontant les Raymonds. Cet arrière-grand-père a du mourir assez tôt ou, en tous cas, était effacé par sa femme, car c’était elle et ses deux fils qui avaient fait la fortune de la famille Rodet, entre les années 1830 et 1860 à l’aube de la révolution industrielle. Une usine de drap importante était née avec sa haute cheminée ses ateliers mécaniques, un peu en contre bas de notre maison au-dessus de la petite rivière affluent du Jabron. Cette usine, et celle des Morin, plus importante, faisait vivre directement ou indirectement la plupart des Dieulefitois.

 Je sais de cette arrière grand-mère peu de chose, si ce n’est son caractère autoritaire, sa formidable capacité de travail; qu’elle parlait patois aux ouvriers; était à 6 H du matin à l’entrée des ouvriers, vérifiant l’exactitude, et disant au retardataire, en patois : « Vire té » ... « va t’en » ... et sans doute il perdait la journée.

 Ses deux fils étaient sûrement moins durs qu’elle. Mon grand-père Emile Rodet était un gros travailleur mais très aimé et bon je crois. Après l’enterrement de sa dernière petite fille (la petite Jeanne qui me vaut mon nom) morte à quinze ans d’une tuberculose osseuse; enterrement où tout Dieulefit se pressait, il avait dit à ma mère: « dans cette foule je n’avais que des amis ». Il est mort lui-même 15 jours après sa fille; de chagrin disait-on. Il avait eu neuf enfants de sa femme  Eugènie Dupoux que j’ai bien connue vivant mon enfance auprès de cette délicieuse et tendre grand-mère. Mais à cette époque la mortalité était effrayante. De ses neuf enfants, trois sont arrivés à l’âge adulte. On me racontait que deux petits frères de ma mère étaient morts du croupe (diphtérie) le même jour. D’autres de méningite ou, comme bébé de dysenterie.

 Mon grand-père avait donc fait construire sa maison à coté de son usine qui était sa fierté et sa vie; une petite porte y accédait sur un coté du jardin et dans mon enfance nous y allions aussi très souvent (c’était alors le règne de mon oncle Paul Rodet). Nous adorions aller jouer dans les balles de laine. Sous un vaste préau s’entassait d’énormes tas de laine brute, dans des emballages de jute, nous sautions sur ces montagnes élastiques sentant le suint, nous poursuivant et bondissant avec nos cousines Rodet, avec d’autant plus de joie et d’émotion que des crochets de fer très pointus emmanchés de bois servaient à les déplacer et qu’il ne s’agissait pas s’accrocher à ces sortes de petites fourches ! Un jeune oncle de mes cousines y venait parfois jouer avec nous, se disant le diable, et la terreur s’ajoutait à la joie des bondissements. De cette usine je me souviens, outre le bruit infernal qui nous assaillait quand on entrait dans la grande salle du tissu mécanique; la partie, plus ancienne, où l’on teintait la laine, en la faisant bouillir dans d’énormes chaudrons de cuivre; vrais chaudron du diable aussi; et que des ouvriers tournaient comme on tourne une sauce avec des sortes de rames en bois; dans une vapeur à l’odeur étrange. On me racontait qu’un jour un ouvrier était tombé par maladresse dedans et qu’on l’en avait ressorti tout teint et tout cuit, et cela ajoutait au mystère et à l’horreur de ce coin de l’usine. Il y avait aussi la salle très grande de « l’épincetage » ou avec des pinces, les femmes enlevaient les débris laissés par les chardons râpeux, qui, arrangés en plaques, donnaient un coté poilu à certain draps. Toutes les pièces de laine étaient séchées tendues sur des cadres de bois qu’on appelait « les rames » et qui occupaient un vaste espace en plein air où nous jouions souvent, entre les lignes d’épaisse flanelle rouge, ou les tissus double face écossais.

 Tous ces tissus étaient de 1er qualité et mon grand-père avait eu à l’exposition de 1889 des médailles d’or qui ornaient les bureaux.

 Ce grand-père dirigeait l’usine mais avait un frère plus jeune Adolphe Rodet qui était le représentant commercial de l’affaire.

 Ce dernier avait fait construire « la Baume », belle propriété devenue plus tard la caisse d’épargne et le jardin public de Dieulefit.

Aujourd'hui c'est la Maison de la Terre à Dieulefit.

La maison, plus vaste que la nôtre; quoiqu’ils n’eussent pas d’enfants; avait une immense terrasse à balustres descendant par un double escalier vers une grande pelouse au fond de laquelle s’élevaient deux magnifiques arbres, un hêtre rouge et un tilleul. Chacun des coins de ce jardin de trois hectares, est resté gravé dans ma mémoire, car j’y ai vécu dans ma très petite enfance, alors que mes parents habitaient en face. Oncle Adolphe était mort alors, mais tante Octavie y régnait; et était l’animatrice de tout ce qui était mondain à Dieulefit. Je me souviens d’un feu d’artifice qui m’avait terrorisée, de ventes de paroisse; de goûters somptueux; de la salle à manger où l’on faisait manger les enfants, tandis que les aînés festoyaient dans la grande. Mais c’est surtout le jardin qui était un délice; l’allée des palmiers si abritée, par un grand mur, vestige de l’ancien château de Dieulefit, l’allée des buis où l’on se creusait des cachettes, le Rond Point (près d’une jolie fontaine), qui était comme un salon d’été, et où des dames, toujours en noir, et souvent avec des coiffures en dentelles noires, papotaient inlassablement autour de la pétillante tante Octavie. Il y avait surtout la « forêt ténébreuse », faites de hauts sapins ou de wellingtonias, avec son chemin tapissé d’épines, et sous les arbres des nappes de pervenches. Je m’y aventurais seule, Suzon  était trop petite et plus craintive ? J’humais toutes les odeurs, jouissant d’impressions libres et fortes, d’inquiétudes vagues aussi. Car le chemin aboutissait au-dessus d’un grand potager à un réservoir à moitié vide, ou pourrissait des feuilles et où un jour j’avais vu se tortiller un serpent ! Toute cette chère Baume a finie en mélancolie. Tante Octavie est morte d’un cancer, après qu’on ait essayé une opération tentée chez elle en faisant venir un chirurgien de Lyon. Quand on pense aux raffinements de la chirurgie actuelle cela me semble barbare.

 Cette période a correspondu, avec la liquidation de la Baume, à celle du déclin rapide de la prospérité Rodet. L’usine gérée par Oncle Paul allait de plus en plus mal.

 Cet Oncle était un homme intelligent (il sortait de Centrale) et était bon et généreux, avec des idées sociales sûrement avancées sur son époque, mais un peu démagogique aussi. Il faisait de la politique radical socialiste (presque extrême gauche à l’époque), il avait fait campagne pour le conseil général. Mais surtout il était « coureur ». Bien sur nous ne le réalisions pas alors. Mais devinions qu’il y avait des mystères à son sujet. Les parents avaient des conciliabules à voix basses; ma mère surtout des mines consternées et désespérées ! Il y avait eu un scandale avec la femme d’un banquier, Richard, dont mon oncle avait eu un fils, (le seul descendant mâle des Rodet, tué comme jeune officier plus tard dans la guerre du Rif au Maroc) des histoires aussi avec des ouvrières, nos allemandes etc... Tout cela planait pour nous sur l’autre maison dans le même jardin que le nôtre et où vivaient nos cousines Rodet; Jacqueline, Simone, Germaine et Colette. Elles nous fascinaient !! Plus âgées (Colette n’avait qu’un an de plus que moi) mais tellement vivantes, douées, musiciennes, gaies, pleines d’inventions multiples. Leur mère, tante Henriette, réagissant sans doute à ses déceptions conjugales, en animant des tas de choses et vivant beaucoup avec elles; musiques, comédies, charades, déguisements, préparation de la fête des écoles dont ma tante faisait les costumes, était metteur en scène. Tout dans cette maison n’était que fantaisie, musique, éclats de rire, plaisanteries qui nous laissaient bouche bée; nous petites filles bien sages élevées par une mère plutôt austère et par nos frauleïns, dans une vie régulière et ordonnées. Ma mère n’aimait pas beaucoup alors que nous allions là-bas où nous risquions d’entendre : « des choses qui n’étaient pas pour des enfants »; mais l’attrait était si fort; Germaine était si tendre et roucoulait toujours de rire; Colette pétillait d’idées, organisait tous les jeux, aussi étranges que passionnants. Elle nous opérait par exemple de l’appendicite en nous appliquant sur le ventre un petit moule en fer blanc bien coupant, car il fallait que cela nous fasse gémir pour que l’opération soit efficace.

 Jacqueline s’est suicidée plus tard en se noyant dans les étangs de Ville d’Avray; chagrin d’amour et désespoir de la désunion de ses parents ? Simone est morte en couche à son premier enfant en Amérique, où elle avait suivi son mari professeur d’université, connue à la fin de la guerre 14-18 parmi les américains que l’on recevait alors avec joie. Germaine Vidal et Colette Gricouroff ont été spécialement heureuses et bien accordées en ménage. Une fille de Colette a épousé un fils de Francis Perrin (savant atomiste) et l’autre fille, le seul descendant de Pierre et Marie Curie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Jeanne Arnal

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